Apollo Justice : Ace Attorney Trilogy est disponible depuis le 25 janvier 2024 sur Nintendo Switch, PlayStation 4, Xbox One et PC via Steam. Cette compilation permet pour la première fois de jouer aux épisodes Phoenix Wright : Ace Attorney – Dual Destinies et Spirit of Justice avec des traductions intégrales en français, allemand, coréen et chinois (simplifié et traditionnel). La traduction française d’Apollo Justice : Ace Attorney, bloquée auparavant sur DS, est également de retour via cette compilation. De l’annonce jusqu’à la sortie de la trilogie, nous avons voulu mettre en avant la localisation française, ainsi que les personnes qui en étaient en charge. Benjamin Napoléon Joly et Sarah Deville ont traduit Dual Destinies en français, avec l’assistance de Violaine Sauze. Du côté de Spirit of Justice, ce sont Benjamin Ruppin et Faïza Dejaeghere qui ont traduit le jeu en français, avec Alexandre Panau comme éditeur et Sibylle Charlatte comme assistante de traduction. Les deux groupes avaient une cheffe d’équipe en commun : Aurore Demede. En exclusivité pour notre site, nous avons eu l’honneur d’interviewer Sarah Deville, Violaine Sauze, Benjamin Ruppin et Faïza Dejaehere. Nous souhaitions mettre en lumière ces personnes et l’importance capitale de leur travail, mais aussi leur permettre de détailler avec profondeur à la fois ce qu’ils ont réalisé sur Dual Destinies et Spirit of Justice ainsi que leur métier, afin de mieux le comprendre de manière générale.
Pour la première fois depuis Apollo Justice : Ace Attorney sur DS, des jeux de la série de Capcom profitent de textes et de voix en français avec Dual Destinies et Spirit of Justice. Une information qui avait été confirmée dès l’annonce de la collection en juin 2023, et qui avait donc particulièrement enthousiasmé les fans et les personnes qui désiraient pouvoir enfin jouer aux derniers épisodes de la série imaginée par Shu Takumi en français. Accessibles auparavant sur 3DS, iOS et Android, Dual Destinies et Spirit of Justice étaient jouables seulement en anglais, ce qui pouvait clairement rebuter beaucoup de personnes ne maîtrisant pas la langue. Il n’était pas évident de comprendre l’histoire, les jeux de mots et d’autres spécificités de la série, la localisation française est donc l’un des attraits les plus importants d’Apollo Justice : Ace Attorney Trilogy. Les équipes des localisations en français et en allemand de Dual Destinies et Spirit of Justice ont été réunies par le studio Dragonbaby, dont le P.D.G est Jeremy Blaustein. Le directeur du département de localisation est Sam Burton, avec Joe Dart en tant qu’assistant de coordination.
Sam Burton tenait d’ailleurs à faire une déclaration au sujet des équipes en charge des nouvelles localisations de Dual Destinies et Spirit of Justice à l’occasion de la publication de notre interview :
« Salut ! Moi c’est Sam, le responsable de la localisation chez Dragonbaby. J’espère que l’article qui suit vous permettra d’en apprendre un peu plus sur le monde de la localisation, et d’apprécier à sa juste valeur le travail de longue haleine fourni par les traducteurs et traductrices sur la trilogie Apollo Justice.
Félicitations à toute l’équipe, vous êtes de vrais petits dragons ! »
Les quatre personnes que nous avons pu interviewer ont travaillé sur un panel très diversifié d’œuvres avant et après Dual Destinies et Spirit of Justice dans le cadre de la sortie de la trilogie Apollo Justice. Il faut d’ailleurs bien se rendre compte qu’au-delà des différences en termes de localisation et de traduction en fonction des œuvres – par exemple, certaines nécessitent un long travail d’adaptation pour atteindre un large public -, les personnes en charge de localisation et de traduction peuvent toucher aussi à des descriptions que l’on retrouve sur des boîtes de jeux ou sur des boutiques en ligne, des sous-titres de bandes-annonces… Bref, des textes qui sont lus massivement à travers le monde. En tout cas, il est amusant de constater que Sarah Deville, Violaine Sauze, Benjamin Ruppin et Faïza Dejaeghere ont œuvré sur la traduction de nombreux jeux dont nous avions parfois longuement parlé sur Nintendo-Difference, ou qui ont été cités par nos lecteurs sur nos pages des réseaux sociaux. Par exemple, on retrouve la plume de Sarah Deville dans Curious Expedition 2, Kao the Kangaroo, Among Us, Vampire Survivors, Lil Gator Game ou encore Frog Detective. Violaine Sauze ? Elle a donné de son temps pour Doom, Disco Elysium, Disney Illusion Island, Rune Factory 3 Special, Persona 3 Portable (et Reload très récemment !), Starfield ou encore Baldur’s Gate III. Benjamin Ruppin, lui, a travaillé notamment sur deux titres de Level-5, à savoir L’Aventure Layton : Katrielle et la conspiration des millionnaires et Snack World : Mordus de donjons – Gold, mais aussi sur Hi-Fi RUSH et Hitman 2 & 3. Quant à Faïza Dejaeghere, la liste est également longue : on la retrouve dans Needy Streamer Overload, Ib ou encore My Hero Ultra Rumble.
Vous l’aurez compris, les versions en français de Dual Destinies et Spirit of Justice étaient donc en de très bonnes mains ; même au-delà des textes, puisque chaque jeu profite d’un doublage en français, comme on a pu l’évoquer dans nos articles et notre test. Avec cette interview, vous pourrez en savoir plus sur le travail réalisé pour la localisation française de ces deux jeux, découvrir comment les traducteurs ont précédé et en combien de temps, leur métier et plus encore.
Benjamin Ruppin (Phoenix Wright : Ace Attorney – Spirit of Justice) : « Mon parcours linguistique a été le suivant : Bac L, Licence LEA, Master traduction et localisation au CFTTR de Rennes 2. Je suis passé par plusieurs stages en agences de traduction, mais seul le stage de fin d’études a été vraiment décisif, car c’était chez une agence spécialisée dans la localisation de jeux vidéo (traduction, sous-titrage et doublage), pour faire uniquement du JV.
Les projets sur lesquels j’ai travaillé : Hitman 2 et 3, Hi-Fi RUSH, L’Aventure Layton, SuperHot, Total War: Pharaoh, Snack World, Outriders. »
Sarah Deville (Phoenix Wright : Ace Attorney – Dual Destinies) : « Mon parcours ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de Ben : bac L, licence LEA et… master à Rennes ! Comme je rêvais de faire ce métier depuis le lycée, j’ai moi aussi fait un stage dans une agence de localisation (mais pas la même que Ben), et je suis devenue traductrice indépendante tout de suite après. Je me spécialise dans le jeu vidéo et je traduis uniquement depuis l’anglais vers le français.
Je travaille principalement sur des jeux indépendants. Voici mes principaux projets : Vampire Survivors, Frog Detective, Among Us, I am Future, Lil Gator Game, Rhythm Sprout, Ravenous Devils. »
Faïza Dejaeghere (Phoenix Wright : Ace Attorney – Spirit of Justice) : « Pour ma part, j’ai un parcours un peu atypique. Je ne me destinais pas à la traduction en premier lieu puisque j’ai fait des études de lettres, de linguistique et d’édition dans le but de devenir éditrice de mangas. Néanmoins, après quelques stages et CDD dans des maisons d’édition, pour diverses raisons, je n’y trouvais pas mon compte et j’ai voulu changer de voie. J’apprenais le japonais dans une école privée quand j’étais en master d’édition et j’ai continué vers une licence de japonais. J’ai lancé ma microentreprise de traduction après avoir eu mon diplôme et j’ai commencé par faire de la traduction de sous-titres d’animés (fun fact : c’est à cette époque que j’ai fait la connaissance d’Aurore Demede qui a également travaillé sur le projet Apollo).
Comme mon but était de travailler dans les jeux vidéo au Japon, je suis retournée un an plus tard à Tokyo où j’ai été salariée pendant 8 ans d’abord dans une agence de localisation puis un studio de visual novel et enfin chez un éditeur de jeux mobiles type casual avant de relancer ma microentreprise de traduction, mais cette fois-ci au Japon où je vis encore. Cela fait maintenant 2 ans et demi et je traduis principalement des jeux vidéo du japonais et de l’anglais vers le français.
Principaux projets JP vers FR : Ib, Needy Streamer Overload, My Hero Ultra Rumble, Japanese Rural Life Adventure, Slime : souvenirs d’un autre monde
Principaux projets EN vers FR : Bread and Fred, Floodland »
Violaine Sauze (Phoenix Wright : Ace Attorney – Dual Destinies) : « Quant à moi, j’ai fait un Bac S, puis un BTS Gestion forestière (et non, ce n’est pas une blague !) avant de me lancer dans la traduction. J’ai fait une licence traduction/interprétation, puis un master en traduction. À l’obtention de mon diplôme, je me suis directement lancée comme freelance (il faut avoir le goût du risque) et trois mois après je suis partie en Italie où j’ai travaillé comme LQA tester pendant 3 ans sur les jeux de Bethesda. Je suis ensuite repartie sur Madrid, où je vis actuellement, pour faire un 2e master, celui-ci plus porté sur le côté professionnalisant du métier (et pas que sur la théorie comme ça avait été le cas pour l’autre), tout en travaillant bien sûr.
Au bout de 10 ans dans l’industrie, j’ai pas mal de projets à mon actif (68 pour être précise, haha), mais mes principaux en tant que traductrice sont : Disco Elysium (et j’en suis pas peu fière !), Baldur’s Gate III, Persona 3 Reload, Wildermyth, Rune Factory 3 Special… et beaucoup d’autres ! »
Benjamin (SoJ) : « Ça dépend des agences ! Pas vraiment de réponse “générale” dans mon cas, car j’ai eu les deux extrêmes du spectre : le projet fantôme où tu n’as aucune référence et tu dois courir après le client pour avoir des info supplémentaires/des images/des réponses, et le projet goldé où on te sert tout sur un plateau d’argent, tu as des images, des infos de background sur des personnages où des lieux (pratique pour traduire les noms propres), et même une étape préalable au début de la traduction qu’on qualifie de “familiarisation”, parfois payée, où on te permet de jouer à une version alpha du jeu voire de commencer à constituer un glossaire (cas de Snack World par exemple, avec des noms de créatures particulièrement ingénieux en rapport avec la nourriture, on avait 1 semaine entière avant le début du projet pour traduire tous les noms, ainsi que les objets/lieux/personnages. Une fois la trad commencée, on a pu dérouler, et faire des ajustements quand nécessaire). »
Sarah (DD) : « En effet, ça dépend (c’est un peu le slogan des traducteurs) ! En règle générale, plus on a d’informations, mieux c’est.
Pour la trilogie Apollo Justice, on a eu la chance de recevoir énormément de références de Capcom, dont des builds des deux jeux. Puisque DD et SoJ datent un peu (doux euphémisme), nous avions également accès à de multiples ressources très utiles en ligne. Ces informations nous ont permis de partir du bon pied et de traduire dans les meilleures conditions possibles. »
Faïza (SoJ) : « Normalement, on dispose d’une période de familiarisation pour jouer au jeu, faire des recherches sur la licence, réfléchir sur la terminologie du glossaire, etc. Mais malheureusement, toutes les agences ne nous donnent pas ce temps qui est pourtant crucial. J’ai eu pas mal de projets où il fallait faire cette période de familiarisation en traduisant, ce qui n’est vraiment pas idéal. En ce qui concerne la trilogie Apollo Justice, nous avons eu toutes les informations en main pour nous imprégner de la licence et faire la meilleure traduction possible. »
Violaine (DD) : « Comme confirmé par mes collègues, ça dépend énormément des agences et des clients. Ici, on a eu de la chance d’avoir accès aux builds, et donc de pouvoir se familiariser avant d’entrer en action ! »
Benjamin (SoJ) : « On travaille toujours dans l’ombre selon moi, ce qui n’est pas un problème en soi, mais n’encourage pas non plus la reconnaissance du métier et ne joue pas en notre faveur quand on essaie de négocier des tarifs plus avantageux. On met en avant la musique d’un jeu, son scénario, ses graphismes, son gameplay… mais l’écriture, exceptée dans sa langue d’origine, importe peu. Certains sites et tests mettent l’emphase sur cette dimension, et c’est cool, mais je doute que beaucoup de joueurs s’y intéressent vraiment (pas la majorité, en tout cas). Ceci étant dit, ta démarche permettra justement d’y remédier et peut-être de piquer la curiosité des joueurs. J’en profite donc pour te renouveler mes remerciements !
Personnellement, je ne travaille pas pour être reconnu, mais davantage pour participer à offrir une expérience riche et unique à ceux qui s’immergent dans l’univers du jeu que j’ai traduit. S’ils passent un bon moment, tant mieux ! C’est aussi pour cela que j’aime regarder des let’s play français de jeux sur lesquels j’ai bossé (quand le texte a son importance, en tout cas…), et un peu aussi parce que j’oublie 95 % des lignes que je traduis… »
Faïza (SoJ) : « Le fait de travailler dans l’ombre ne me dérange pas plus que cela pour être honnête. Je suis assez discrète dans mon travail de manière générale et je ne cherche pas vraiment à être reconnue, mais plutôt à développer mon activité et mes compétences en travaillant sur des projets intéressants dans un esprit collaboratif avec un client et une équipe de traducteurs. Les crédits pour moi, c’est davantage une preuve matérielle de ce travail de collaboration pour la construction d’un portfolio viable et démarcher d’autres clients. En l’absence de ce portfolio, c’est notre statut même d’indépendant qui est en danger et c’est ce que nous devons protéger en priorité. »
Sarah (DD) : « À mes yeux, notre métier est toujours invisibilisé, mais sans doute moins que par le passé. Trop peu de sites francophones parlent de localisation, et la plupart des joueurs ne savent pas qui se cache derrière le texte français de leurs jeux préférés. Je précise que sur ce point, la trilogie Apollo Justice déroge à la règle, et c’est une vraie bouffée d’air frais.
De plus, beaucoup de gens pensent encore que n’importe qui peut traduire, à condition de savoir parler anglais. Cependant, la traduction de jeux vidéo requiert un ensemble des compétences extrêmement variées et pointues, puisqu’on peut être amenés à traduire tout type de contenu, du plus créatif (chansons, poèmes, textes marketing…) au plus technique (interfaces, vocabulaire spécialisé, contrats d’utilisation…). La traduction est tout sauf un jeu d’enfant.
Si la profession était davantage reconnue et qu’on nous laissait parler ouvertement des défis auxquels nous sommes confrontés au quotidien, je pense qu’on pourrait améliorer nos conditions de travail lentement mais sûrement. En tout cas, je remercie du fond du cœur Nintendo Difference d’être l’un des rares sites à accorder une grande importance à la traduction. J’espère que cet article encouragera les autres à en faire de même. »
Violaine (DD) : « Je rejoins mes collègues : on travaille encore dans l’ombre, et ça n’aide pas du tout pour la construction d’un portfolio, ou encore pour notre travail : il m’est arrivé de ne pas avoir la possibilité de communiquer directement avec les autres traducteurs qui étaient dans l’équipe (car l’agence ne l’autorisait pas), et de devoir noter des propositions de traduction pour tel ou tel terme sur une Google Sheets, et de checker régulièrement pour voir si quelqu’un avait ajouté quelque chose. Alors que je trouve que dans notre métier, il est important d’avoir un bon esprit d’équipe, de pouvoir brainstormer librement avec les autres pour pouvoir offrir aux joueurs la meilleure expérience qui soit.
Je pense en tout cas qu’une certaine amélioration se produit, notamment grâce à des mouvements comme #TranslatorsInTheCredits. J’espère que ça continuera comme ça, même si d’après ce que je vois sur Twitter, pas mal de gens aimeraient nous voir remplacés par l’IA !
Pour ce que dit Sarah à propos des gens qui pensent que n’importe qui peut traduire : on n’ira jamais sortir à quelqu’un qu’on peut refaire la plomberie chez lui sous prétexte qu’on sait serrer des boulons. On n’ira pas non plus jouer les médecins sous prétexte qu’on connaît quelques symptômes. Enfin, tu vois l’idée générale. »
Benjamin (SoJ) : « On travaille la plupart du temps dans un logiciel, où sont importés les fichiers que l’on doit traduire, dans une interface texte source (anglais) > texte cible (français). Une fois un fichier entièrement traduit, il passe en relecture (“editing”) chez une autre personne. Ensuite, ça dépend des projets (courts, longs) : il peut y avoir une deuxième relecture (“proofreading”), puis une étape de testing (ou “LQA”, pour Linguistic Quality Assurance), où une équipe dédiée (de l’agence de loc ou d’une autre agence) jouera à une version plus aboutie du jeu (mais pas finale) pour s’assurer que les textes traduits ne contiennent plus d’erreurs et ne bug pas (quand le texte sort d’un cadre, par exemple). Après, il y a tout un tas de trucs pour peaufiner le produit avant sa sortie, et hop, le jeu est dispo en français ! (Ou n’importe quelle autre langue selon les préférences des éditeurs). »
Faïza (SoJ) : « Le vrai processus de traduction consiste à commencer par une période de familiarisation comme dit plus haut où on prend connaissance du jeu. Plus on se familiarise avec le jeu plus cela nous facilitera la tâche lors de la traduction. Il faut jouer au jeu, détecter les personnalités des personnages pour déjà déterminer les adresses, le registre qu’aura tel ou tel perso, connaître le scénario (en particulier si c’est complexe comme ceux des RPG) et la mécanique de jeu.
Cette période nous permet déjà d’établir un glossaire, des fiches personnages, de repérer les éventuels problèmes de traduction (des références obscures qu’il faudra adapter, des jeux de mots ou des sujets sensibles abordés etc.)
À partir de là, on commence à traduire le scénario principal puis les scénarios secondaires et/ou quêtes le cas échéant pour terminer sur le UI et tout ce qui est traduction plus technique ainsi que les traductions « marketing » (description sur les stores, communiqué de presse etc.).
S’ensuit ensuite une phase de relecture bilingue qu’on appelle « editing » en anglais, parfois également une relecture monolingue, le « proofreading », pour terminer sur la phase de testing et repérer les différents bugs linguistiques et techniques.
Le processus ci-dessus est une base qui peut différer selon les projets. Mais de manière générale, c’est ainsi que se déroule la traduction d’un projet. »
Sarah (DD) : « Je pense que tout a déjà été parfaitement résumé.
À savoir que, pour certains projets, ce n’est pas parce qu’un jeu sort que la traduction prend immédiatement fin. Si les développeurs décident d’ajouter du contenu (mises à jour, DLC, notes de patch) par la suite, il faudra bien sûr le traduire en amont.
Le déroulement d’un projet est légèrement différent « en direct », c’est-à-dire au cours d’un projet qui se fait directement avec les développeurs ou éditeurs sans passer par un intermédiaire (une agence de traduction). Puisque la proximité avec le client est plus grande et l’équipe de travail réduite, on a accès à des informations supplémentaires (les développeurs répondent p. ex. plus rapidement à nos questions) et on peut établir une vraie relation durable. »
Violaine (DD) : « Rien à ajouter ! »
Benjamin (SoJ) : « Je n’avais jamais joué à un jeu de la série des Ace Attorney avant de travailler sur le 6e épisode, MAIS je connaissais le ton général de la franchise (humoristique/léger, ironie/sarcasme, délires assumés jusqu’au bout), et j’ai une appétence particulière pour les dialogues de ce genre. Aucune pression, plutôt de l’enthousiasme, et le désir de trouver les mots juste pour toucher les joueurs et respecter l’œuvre originale. C’est toujours une expérience extrêmement gratifiante ! »
Faïza (SoJ) : « Oh que oui. Surtout que pour ma part, je venais à peine de relancer ma microentreprise à ce moment-là, ajouté au fait que c’était mon premier jeu console à traduire. Quand j’étais salariée, je n’ai travaillé que dans le jeu mobile. Mais c’était juste une pression de moi par rapport à moi. Au cours du projet Apollo, l’équipe était de toute façon tellement formidable que je n’ai pas senti plus de pression que celle que je me mettais déjà sur le dos. »
Sarah (DD) : « Avant de traduire Dual Destinies, j’avais seulement joué au tout premier Ace Attorney, que j’avais adoré. Je savais que les fans de la série attendaient la traduction officielle de ce cinquième opus depuis dix ans (!) et je ne voulais surtout pas les décevoir. J’ai donc ressenti un peu de pression au début, mais je me suis très vite détendue, notamment grâce aux super équipes gérées par Dragonbaby. Je me suis beaucoup amusée sur le projet et je pense que ça se ressent dans la traduction. Et puis, quelle fierté d’avoir pu contribuer au renouveau de la franchise ! »
Violaine (DD) : « Idem, j’ai aimé travaillé sur ce projet avec Dragonbaby et l’ambiance dans l’équipe était sympa, ce qui nous a vite fait oublier la pression ! Au final, c’était un sacré défi à relever, et c’est ce qui nous motivait le plus. »
Benjamin (SoJ) : « En général, je ne communique directement avec les développeurs que sur les projets les plus modestes. Plus il y a de moyens, plus il y a d’acteurs, et plus les contacts sont indirects. Mais dans 99 % des cas, on nous donne accès à un fichier partagé dans lequel on pose nos questions et où le préposé aux réponses côté client nous répondra, ce préposé pouvant être un développeur, le responsable de la localisation, le grand patron ou un chef de projet faisant suivre les réponses des dev… donc c’est un peu la roulette ! »
Faïza (SoJ) : « Pour ma part, hormis ma période dans le salariat, je n’ai jamais été en lien avec les développeurs. »
Sarah (DD) : « Nous ne sommes malheureusement pas autorisés à entrer dans les détails en ce qui concerne la trilogie Apollo.
Toutefois, en plus de mes collaborations avec diverses agences, je peux dire que je travaille régulièrement avec une poignée de petits développeurs ainsi qu’avec un éditeur. La communication se fait le plus souvent sur Discord ou bien par e-mail, et c’est beaucoup plus intimiste (cf. ma réponse à la question 4). »
Faïza (SoJ) : « Nous n’avons eu aucun contact avec l’équipe de doublage. »
Sarah (DD) : « Pas du tout, mais j’aurais beaucoup aimé ! Les équipes de traduction sont très rarement mises en contact avec les équipes de doublage.
Pour la traduction des lignes doublées, nous devions simplement respecter la longueur du texte source. (J’en dis un peu plus dans ma réponse à la question 14.) »
Violaine (DD) : « Je n’ai jamais été en contact direct avec l’équipe de doublage de toute ma carrière ! »
Benjamin (SoJ) : « J’ai utilisé ce que j’avais sous les yeux dans le logiciel de traduction (ce que l’on devait donc traduire dans le cadre du projet), mais je me suis aussi servi des scripts des épisodes en anglais que l’on peut retrouver en ligne, pour une raison bien précise : avoir toutes les alternatives et réponses de dialogues sous les yeux en même temps. La série des AA, comme je l’ai découvert, est généreuse en informations et indices, et il est possible d’obtenir plusieurs réponses des personnages selon les preuves que l’on présente et la façon dont on interroge les témoins.
Bien souvent, les fichiers que l’on a à traduire sont une succession de lignes de dialogue, pas nécessairement dans le bon ordre. Pour assurer une cohérence et une continuité entre questions et réponses, et tout simplement faire en sorte que les échanges entre personnages sont naturels et fluides quel que soit l’embranchement choisi par les joueurs, comme deux personnes se renverraient la balle dans la vraie vie, j’ai trouvé qu’il était indispensable d’avoir constamment le point d’origine des sujets de conversation/d’interrogatoire sous les yeux pour ne jamais me perdre (car certains personnages peuvent digresser volontairement pour embrouiller l’interrogateur, et le traducteur par la même occasion).
Il est aussi arrivé que je ne comprenne pas immédiatement l’anglais à traduire ou qu’il puisse être traduit de plusieurs façons, et je demandais alors à Faïza, qui parle japonais, de m’éclairer sur la véritable source pour faire un choix. »
Faïza (SoJ) : « On traduisait depuis l’anglais, car c’était les instructions du projet. En ce qui me concerne, j’ai pris en compte le japonais dans deux cas de figures :
– Je voulais comprendre certains choix d’adaptation du japonais vers l’anglais, histoire que la traduction en français soit le plus juste possible.
– Un épisode en particulier : le procès final dans Spirit of Justice. Sans vouloir spoiler les lecteurs, il y a beaucoup d’enjeux au cours de ce procès qui engagent émotionnellement les personnages, notamment parce que certains sont liés entre eux. Du coup, il fallait transmettre cette émotion, notamment par le changement d’adresse. Certains personnages qui se vouvoient pendant toute l’histoire se tutoient au cours de ce procès, le registre change pour laisser transparaître l’émotion etc. C’était assez difficile de détecter cela en anglais vu que le « you » peut être autant un « tu » qu’un « vous ». Du coup, je me suis aidée du japonais qui faisait des subtils changements à des moments précis du procès. »
Sarah (DD) : « Je n’ai pas grand-chose à ajouter. Comme Ben, les scripts du jeu m’ont été d’une aide précieuse tout au long du projet.
Nous avions nous aussi une personne qui parlait japonais dans l’équipe DD : notre relectrice Aurore. Je n’ai donc pas hésité à la consulter si le besoin se faisait sentir. »
Benjamin (SoJ) : « Chaque épisode totalisait plus de 300 000 mots à traduire (donc 150 000 par traducteur, en gros), pour lesquels on avait le temps de bien faire les choses avec des échéances plus qu’acceptables. C’est logique, finalement, compte tenu de la complexité du texte avec tous les calembours et caractéristiques des personnages à respecter et entretenir. »
Faïza (SoJ) : « J’ai eu environ 150 000 mots à traduire sur une période largement acceptable pour pouvoir faire de la qualité au vu de tous les jeux de mot qu’on devait traduire ! »
Sarah (DD) : « Rien à ajouter. »
Violaine (DD) : « Pour ma part, j’ai reçu 300 000 mots, car je devais faire des vérifications après la relecture bilingue d’Aurore, qui était notre relectrice sur DD. »
Benjamin (SoJ) : « Les Khura’inais ont des noms… souvent exotiques et pas toujours simples à comprendre tout de suite, notamment Pees’lubn Andistan’dhin, qui est ‘peace, love and understanding’… mon némésis. Une fois l’orthographe comprise, les jeux de mots assimilés, il est plus simple de les traduire, mais avec une nouvelle difficulté qui est de reprendre cette orthographe si particulière (comme tu l’as si bien compris avec Ahlbi Ur’gaid [“I’ll be your guide”] qui devient Sou Ih’vel Guihd [“suivez le guide”]), mais qui offre aussi une étonnante liberté et la possibilité de jouer encore plus sur les mots et tonalités. On a également tâché de respecter l’atmosphère de ce lieu magnifique et sa dimension hautement religieuse. »
Faïza (SoJ) : « Je dirai que ce qui m’a le plus marqué en plus des noms et de tout le travail que l’on a fait dessus par rapport à la sonorité, c’est le témoignage du personnage de Pees’lubn Andistan’dhin, car il s’exprimait en chanson lors du procès. Ça m’a donné du fil à retordre pour la traduction. »
Sarah (DD) : « Déjà, on a eu beaucoup moins de mal que Ben et Faïza à traduire les noms des personnages de DD. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne s’est pas creusé la tête ! Il y a eu toute une phase de brainstorming poussée en début de projet, pour traduire les noms et concepts clés du jeu. À la fin, on a gardé les traductions qui nous plaisaient le plus.
À part ça, le défi majeur de Dual Destinies, c’était de faire constamment preuve de créativité dans notre traduction, tout en respectant le sens, l’humour et le ton ô combien singulier de l’œuvre originale. On avait aussi des limites de caractères à respecter à la lettre, donc la concision était de mise. En résumé, c’était un projet éreintant, mais franchement passionnant ! »
Violaine (DD) : « Effectivement, pour DD on s’est réuni plusieurs fois par visioconférence pour discuter des termes et brainstormer ! C’était franchement sympa et… épuisant ! »
Benjamin (SoJ) : « J’essaie de rester dans le ton du jeu et d’en respecter la diégèse autant que possible. Si je peux adapter des jeux de mots ou expressions bien de chez nous, je le fais, car c’est important pour l’immersion du joueur, mais c’est parfois impossible, et souvent risqué ! Si je me retrouve face à un nom d’émission qui n’existe pas en France mais pourrait très bien avoir sa place dans le paysage audiovisuel, alors j’invente une traduction (plus ou moins proche, si j’aime bien l’original ou non) quand il s’agit d’un nom qui n’a pas d’importance pour la suite. Il faut faire attention avec certains noms propres ou expressions en apparence anodines, et pour lesquels on peut trouver rapidement une traduction, car ils peuvent revenir plusieurs centaines de mots plus tard et faire l’objet d’un jeu de mots… ce qui oblige alors à tout revoir, et parfois le texte autour également (c’est arrivé à de nombreuses reprises pour AA6). »
Faïza (SoJ) : « Pour les jeux de mots et les blagues, il y a plusieurs façons de procéder : on peut soit privilégier la forme (s’il y a une rime, une sonorité qui revient etc.) ou le fond (le sens même de la blague). Dans tous les cas, il faut privilégier l’adaptation plutôt que la traduction littérale de manière à ce que ça parle au joueur, sans forcément aller jusqu’à la réécriture. C’est assez complexe comme procédé et cela demande du temps, quelle que soit la langue. Pour les références culturelles, il faut non seulement que ça colle à l’univers et au contexte du jeu et que ça parle aussi au joueur. Si la référence devient obscure, l’expérience du joueur s’en trouve un peu affectée vu qu’il ou elle ne comprendra pas de quoi on parle. J’ai participé à un autre projet qui était très intéressant au niveau de l’adaptation des références culturelles sur Internet (Needy Streamer Overload). »
Sarah (DD) : « On devait également rester à l’affût de certaines références qui pouvaient faire trop « américaines » dans le texte anglais, pour mieux les adapter.
J’ai deux exemples assez parlants :
Dans La volte-face monstrueuse, « Nous allons commencer ! Let’s get started! » devient « C’est parti mon kiki ! ¡Vamos! » (tu en avais d’ailleurs parlé en septembre sur Twitter, quel œil :D).
Benjamin (SoJ) : « Si le nom original compte un jeu de mots, j’essaie de le comprendre et de voir en quoi il est marquant, ce qui le lie à son porteur. En général, si le nom est bien trouvé et logique à la base, sa traduction viendra assez facilement. La difficulté, c’est de les orthographier correctement : ne pas donner le jeu de mots comme ça, mais ne pas pondre un truc trop cryptique non plus… Il faut que les joueurs le lisent aisément, comme un nom classique, mais tout en souriant parce qu’ils voient ce qu’on a essayé de faire. Les noms permettent de cerner les personnages avant même de les avoir fait parler, et pour cette raison, il faut apporter un soin tout particulier à leur traduction. Certains cachent et dévoilent même leur véritable nature…
Remarque à propos d’un personnage dont le nom avait déjà été localisé dans d’anciens jeux et qu’on ne pouvait donc plus inventer ni améliorer : Paul Defès. En le lisant et en voyant son nom anglais, j’avais presque une dizaine d’alternatives qui me venaient en tête pour son nom, que je trouvais meilleures que l’existant, avec la frustration de ne pouvoir rien y faire. Heureusement, le reste du casting m’en a donné pour mon compte ! »
Sarah (DD) : « Exactement ! Il y a un gros travail de réflexion commune derrière, et c’était vraiment la partie la plus enrichissante et amusante du projet. Comme on le sait, dans Ace Attorney, le nom d’un personnage n’est pas qu’un simple jeu de mots qui colle avec sa personnalité. Il a très souvent des conséquences directes sur l’affaire et même sur des éléments graphiques du jeu. Le moins qu’on puisse dire, c’est que nos décisions n’ont pas été prises à la légère.
J’ai vu que certains noms ne faisaient pas l’unanimité, comme celui de Jack Lamenoire, mais ça aurait été impossible de satisfaire tout le monde, et c’est un nom plutôt brillant quand on y pense. À noter aussi que nous nous sommes volontairement éloignés des noms issus de la traduction non officielle. »
Benjamin (SoJ) : « Pas vraiment, excepté ce que l’on pouvait trouver sur le net. Certains termes m’ont personnellement donné du fil à retordre, n’étant pas un grand aficionado du jargon juridique, mais heureusement, d’autres linguistes étaient là pour reprendre mes bourdes ! »
Sarah (DD) : « Ben a tout dit ! De mon côté, je faisais des recherches quand c’était nécessaire. »
Faïza (SoJ) : « On s’est débrouillés avec les moyens du bord, on va dire. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir été coincée dans ma traduction à cause de cela. »
Sarah (DD) : « La meilleure anecdote sur ce projet, c’est sans conteste la traduction des deux chansons de pirates pour Volte-face à la barre. C’était la première fois de ma carrière que je traduisais des chansons qui allaient ensuite être doublées. J’ai trouvé l’exercice à la fois fun et coton. En plus des contraintes de longueur, on devait respecter le rythme et bien sûr le sens des chansons. On a planché dessus pendant des jours, et mon collègue Ben Joly a même poussé la chansonnette dans un message vocal à destination des comédiennes de doublage. C’était un grand moment !
J’ai découvert l’une des chansons doublées dans la première bande-annonce et ça m’a tout de suite plu. Ça fait tout drôle d’entendre quelqu’un chanter ses traductions. »
Benjamin (SoJ) : « Niveau outils, personnellement, logiciel de traduction uniquement. Pour ce qui est de la localisation des éléments de décor (un mot sur un seau en arrière-plan, l’enseigne d’une boutique, etc), ils sont généralement à traduire dans un fichier à part. Ici, on savait à quoi ils ressemblaient en jeu, et la place qu’ils prenaient (grosso modo), pour proposer une traduction assez courte. Ensuite, ce sont d’autres personnes qui se chargent d’intégrer le terme traduit dans le jeu, puis d’autres encore qui joueront pour tester et nous dire si ça dépasse ou pas. De notre côté, on a seulement traduit. »
Faïza (SoJ) : « Juste un logiciel de traduction et un logiciel correcteur ortho-typographique.
Les éléments de décor sont en général fournis dans un fichier excel, nous ne nous occupons que de leur traduction et non de leur intégration. »
Sarah (DD) : « On utilise en général nos propres outils, donc un logiciel de traduction avec un correcteur intégré (qui permet aussi de trouver des synonymes et des rimes, c’est super pratique) pour ma part.
Ce sont les équipes internes de Capcom qui ont intégré nos traductions aux jeux. »
Benjamin (SoJ) : « Globalement, tous les noms de personnages sont amusants à traduire, parce qu’ils sont évocateurs et doivent le rester. Cela crée une difficulté, mais aussi une ligne directrice, et ensuite, c’est la foire aux idées ! Comme j’ai découvert la série avec Spirit of Justice en travaillant dessus, je ne me prononcerai que sur cet épisode, en disant simplement que j’ai adoré tous les personnages (c’est original, oui), sauf deux. Mystère ! »
Faïza (SoJ) : « J’ai bien aimé traduire la personnalité de Nahyuta, un des deux personnages que Ben n’aime pas (lol). Je l’ai trouvé intéressant, notamment dans le procès final. Sinon, le nom du chien, j’avais tellement d’idées qu’on a dû voter pour choisir. »
Sarah (DD) : « Chaque personnage de DD était un pur plaisir à traduire. J’ai tout de même une petite préférence pour Arsène Loupet, que je trouve incroyablement drôle. J’ai adoré lui donner un joli petit accent provincial qui n’est pas sans rappeler celui de la célèbre Eva Cozésouci à certains moments. Sinon, j’aime tous les personnages de Volte-face à la barre, mon épisode préféré du jeu. »
Benjamin (SoJ) : « Liberté totale, mais la limite de caractères pose parfois problème, car les dialogues s’affichent toujours sur deux lignes et il faut faire avec. Si on manque de place, on voit si on peut ajouter quelque chose avant ou après la réplique en question, histoire de ne rien perdre. Beaucoup de personnages ont des expressions et façons de parler bien à eux, et on fait tout pour y rester le plus fidèle possible (tics de langage, syntaxes, etc). Concernant la référence à l’émission, j’en parle en réponse à la question 11. »
Faïza (DD) : « Tant que cela restait dans le ton du jeu et que c’était conforme à la personnalité des personnages, on avait pas mal de liberté, notamment par rapport aux références culturelles et aux jeux de mot. »
Sarah (DD) : « Rien à ajouter, j’aurais dit exactement comme vous deux ! C’était génial de travailler sur un projet où on pouvait autant donner libre cours à notre créativité. »
Benjamin (SoJ) : « Excepté l’histoire du jeu et son pedigree, aucune. »
Sarah (DD) : « Je dirais qu’on disposait d’un plus grand nombre de documents de référence que sur un projet lambda, puisque les jeux avaient la particularité d’être déjà sortis, et depuis longtemps de surcroît. On avait donc toutes les informations nécessaires pour bien traduire, ce qui n’arrive pas tous les quatre matins. »
Benjamin (SoJ) : « J’ai pris un immense plaisir à travailler sur l’épisode 6, donc OUI. »
Faïza (SoJ) : « Oui bien sûr, avec grand plaisir. »
Sarah (DD) : « Comme je suis devenue fan de la franchise et que je me spécialise petit à petit dans la traduction de jeux narratifs, je me ferais une joie de traduire un nouvel opus si l’occasion se présentait. »
Violaine (DD) : « Oui ! »
Benjamin (SoJ) : « Pas d’exemple précis en tête, mais je pense simplement aux outils de traduction automatique (TA), dont je me sers parfois pour traduire (très) grossièrement la source japonaise ou coréenne et me donner une meilleure idée du sens que peut avoir une phrase ou expression. L’anglais a de nombreux sens cachés, et utiliser ces outils peut parfois faire gagner du temps. En aucun cas cependant je ne me contente de copier/coller ce que va me pondre une TA.
Pour ce qui est des dialogues, les outils de TA sont inutiles. Ils traduisent littéralement, ou essaient de faire comme les humains, pour un résultat souvent pire, car embarrassant au possible. De plus, ils ne comprennent pas les interactions sociales profondes ni leurs innombrables variations et causes/conséquences, ce dont il faut absolument tenir compte lorsque l’on traduit des dialogues, surtout dans les Ace Attorney ! Ils se révèlent néanmoins efficaces pour des textes de nature technique, ou juridique, car les formulations y sont carrées et ne varient pas selon le contexte, à l’inverse de dialogues ou même de descriptions travaillées (ce qui est le cas, par exemple, de nombreuses descriptions d’indices et preuves dans la série des AA). »
Faïza (SoJ) : « Je n’ai pas d’exemple non plus qui me vient, mais je pense que l’IA est davantage une question de mode en ce moment. La traduction de jeux vidéo tout comme la traduction littéraire sont des domaines créatifs où le contexte est important, je vois très mal une IA nous remplacer. L’IA est un processus d’automatisation, tandis que nous faisons un travail de réflexion. En remplaçant cette réflexion humaine, cela donnera des textes pauvres, sans âme, sans “patte”, tous les personnages auront quasiment la même personnalité. L’automatisation sert avant tout à produire de la quantité et non de la qualité. Après si c’est ce que les agences et les développeurs veulent, la qualité de leurs prestations va en prendre un sacré coup… De plus, le contenu d’une IA ne se génère pas toute seule, il y a à mon humble avis, quelques problèmes de copyright qui se profilent à l’horizon. »
Sarah (DD) : « Je suis fermement opposée à l’usage de l’intelligence artificielle, aussi bien dans la traduction que dans les domaines artistiques et créatifs. La traduction automatique n’a pas sa place dans le monde du jeu vidéo, elle produit des textes bourrés de fautes qui doivent être entièrement repris par un vrai traducteur (on parle alors de post-édition), elle appauvrit le style et n’est qu’un énième moyen pour les agences de nous exploiter davantage. Comme Faïza, je pense que ce n’est rien d’autre qu’un effet de mode qui a pris de l’ampleur ces dernières années, mais qui est voué à disparaître. Certaines agences surfent sur la vague de la TA pour appâter le gogo et proposer des prestations toujours moins chères à des clients qui se moquent éperdument de la qualité, et c’est aux traducteurs et traductrices de refuser en bloc de travailler sur ce type de projets pour renverser la vapeur. »
Violaine (DD) : « Malheureusement l’intelligence artificielle semble peu à peu gagner notre industrie. Pourtant, on a déjà la MTPE (machine-translated post-edition) qui nous pourrit la vie. Des moyens pour les agences de gagner de l’argent sur notre dos, en nous proposant de pires conditions de travail sous couvert que la MTPE ou l’IA nous font gagner du temps. Au final, nous passons autant de temps à modifier les textes voire à les retraduire, pour des tarifs moindres. Et comme tu peux l’imaginer, c’est pas ça qui va être garantie d’une meilleure qualité ! Tu imagines, la chanson dont parlait Sarah traduite par l’IA ? Ou encore les dialogues dans Disco Elysium ? La bonne blague. »
Benjamin (SoJ) : « Des échéances plus raisonnables, des tarifs plus honnêtes et des clients plus compréhensifs. Nous exerçons un métier passionnant, parfois très difficile et chronophage, et je pense sincèrement que l’on y gagnerait tous (éditeurs et développeurs compris) en proposant de meilleures conditions de travail. Hélas, l’époque n’est pas à la patience ni au travail bien fait, et j’ai malheureusement trop d’exemples de projets qui auraient pu se passer de façon idéale, mais qui ont souffert de pressions financières et temporelles réelles et ne pouvaient donc pas se dérouler dans les meilleures conditions. Dans un projet de localisation de jeu vidéo (comme de développement, d’ailleurs), TOUS les acteurs impliqués devraient faire en sorte de donner le meilleur d’eux-mêmes, et de travailler collaborativement et respectueusement avec tous les autres. Mais j’ai l’impression que l’on galvaude un peu trop les mots “collaboration” et “entente” de nos jours…
Ceci étant dit, je dois saluer Dragonbaby pour les excellentes conditions de travail qu’ils nous ont offertes, et les remercier. C’était vraiment une superbe expérience ! »
Faïza (SoJ) : « Nous vivons dans un monde de rentabilité immédiate avec une vision à court terme, obsédé par la quantité plus que par la qualité, ce qui est en totale contradiction avec ce qu’est le travail de traduction qui demande énormément de temps pour être qualitatif. Mais trop peu de clients comprennent cela vu que c’est la marge qu’ils se font dessus qui compte. Cela donne des plannings pas viables et des tarifs nivelés vers le bas. Donc je dirai juste qu’il faut inverser la tendance, histoire qu’on retrouve de bonnes conditions de travail. »
Sarah (DD) : « Je plussoie tout ce qui a été dit. J’aimerais que notre travail soit davantage reconnu à sa juste valeur, et ça devrait commencer par des tarifs minimums décents. Je pense qu’on n’arrivera à nos fins qu’en faisant front commun et en dénonçant ensemble les pratiques des mauvaises agences. »
Violaine (DD) : « Entièrement d’accord avec ce qui a été dit. Malheureusement notre métier est assez solitaire, ce qui fait que les agences ont un certain avantage sur nous, car elles ont un moyen de pression. Donc oui, de meilleurs tarifs, des clients qui arrêtent de négocier pour 1 centime et des délais décents. Et une présence dans les crédits ! En tout cas, pour ma collaboration avec Dragonbaby sur ce projet, je n’ai rien à redire, merci pour l’expérience à toute l’équipe ! »
Faïza (SoJ) : « Oui, mais personnellement je refuse d’en parler. Il y a trop de choses à dire sur le mauvais traitement qu’on reçoit des agences et ça ne se limite pas qu’au manque de crédits. »
Sarah (DD) : « Le problème est toujours d’actualité, mais la situation s’est effectivement améliorée ces dernières années, ce qui est formidable. Grâce au mouvement, nous avons pu nous faire entendre ; certains crédits de jeux ont été mis à jour et des agences de traduction ont modifié leur politique en matière de crédits.
Néanmoins, le problème ne vient pas toujours des agences. Un certain nombre d’éditeurs majeurs de l’industrie refusent encore de créditer, entre autres, leurs équipes de traduction.
J’ai eu la chance de ne pas trop être affectée, puisque je travaille majoritairement avec des agences de petite à moyenne taille qui créditent systématiquement leurs collaborateurs et collaboratrices, mais j’ai eu quelques déconvenues en début de carrière. Dans tous les cas, les crédits nous sont indispensables pour notre portfolio, car sans ça, nous pouvons difficilement trouver des clients.
Malgré tout, il ne suffit pas de créditer ses traducteurs pour devenir une « bonne » agence comme par magie. Si les conditions de travail ne s’améliorent pas derrière, à quoi bon être crédité ? »
Violaine (DD) : « Je pense que ça s’arrange tout doucement, mais régulièrement on retrouve des crédits qui ne mentionnent pas les traducteurs. Par contre, on va y remercier le chien du voisin ! Va comprendre. »
Faïza (SoJ) : « L’interdiction des NDA abusifs me paraît un bon point de départ. Nous sommes tellement muselés de tous les côtés, et ce, même après la sortie d’un jeu, que cela a un sévère impact sur la reconnaissance de notre travail et la promotion de notre activité. »
Sarah (DD) : « Plus d’articles comme celui-ci, ce serait un très bon début ! Mais aussi plus de tests avec une section dédiée à la traduction du jeu, pour qu’on puisse voir ce que la presse JV pense de notre travail. Ça donnera peut-être envie aux joueurs d’en parler à leur entourage et sur Steam, par exemple. »
Benjamin (SoJ) : « Aimer la langue française, et la maîtriser (et il en va de même pour la langue source que l’on aura choisie) ; aimer les jeux vidéo, et comprendre ce qui en fait le sel ainsi que leurs mécaniques principales ; aimer passer du temps à faire des recherches (historiques, linguistiques, techniques) ; aimer écrire, et passer du temps sur le pécé ; développer un sens du détail ; avoir déjà joué à des jeux ! »
Faïza (SoJ) : « En plus de ce qu’a dit Ben, je dirai aussi de ne pas se limiter aux jeux vidéo. Le jeu vidéo est un art qui en recoupe d’autres. Je pense notamment aux jeux de Kojima qui sont imprégnés de culture cinématographique. Une bonne culture générale, que ce soit visuel, littéraire ou cinématographique me semble important. »
Sarah (DD) : « Autres conseils importants en vrac : avoir un esprit créatif et curieux, connaître ses limites (charge de travail, types de projets acceptés/refusés, tarifs minimums…), savoir vendre ses services (on oublie assez vite l’aspect marketing du métier, qui est pourtant indispensable selon moi), accepter la critique et chercher à s’améliorer constamment (le feed-back nous aide à progresser), faire preuve de patience et de diplomatie, mais ne jamais se laisser marcher sur les pieds, rejoindre des communautés de traducteurs françaises et internationales dès le début. »
Violaine (DD) : « Ne pas travailler gratuitement, même pour “se faire la main”. Ça ne fait que dévaloriser notre travail et ce n’est bon pour personne. Ne pas non plus proposer des tarifs trop bas, car après, difficile de les faire remonter… »
Sarah (DD) : « On a déjà bien blablaté, mais si possible j’aimerais inclure ce petit message à l’attention des lecteurs et lectrices :
Je ne me suis toujours pas remise de l’engouement de la part des fans français pour la traduction de cette compilation, alors merci tout le monde ! J’essaie de lire la plupart des messages et publications sur le sujet, et ça me fait chaud au cœur de voir autant de personnes chanter les louanges de notre travail. Après tout, c’est pour vous qu’on traduit. Si on arrive à vous faire rire, à vous transporter et à vous tenir en haleine avec nos mots, ça signifie qu’on a rempli notre mission avec brio. »
Avec cet article, au-delà de mettre en avant la qualité du travail accompli sur la version française de Dual Destinies et Spirit of Justice, nous espérons aussi que les personnes en charge de la localisation et de la traduction, que ce soit pour un jeu vidéo ou quel que soit le type d’œuvre, seront moins invisibilisées. De toute part, on arrive, depuis des années, à citer des noms en fonction de l’œuvre traitée : des réalisateurs, des scénaristes, des illustrateurs, des compositeurs, des designers, des producteurs… Cependant, les noms de milliers de personnes, dont le travail est pourtant essentiel, restent encore occultés. De très rares exemples prouvent tout de même que le regard a parfois changé. Par exemple, le travail de Julien Bardakoff sur les premières générations de Pokémon a souvent été mis en avant ; il a même aujourd’hui sa propre page Wikipédia. On peut aussi citer Pierre Bancov et son immense travail réalisé sur Le sanglot des cigales (la version française d’Higurashi When They Cry / Higurashi no Naku Koro ni sur PC). Son nom est souvent cité par les personnes qui ont lu ou sont en train de lire le sound novel de 07th Expansion. Aujourd’hui, il travaille encore sur différents types de projets. Dans le domaine du jeu vidéo, on a pu le retrouver récemment dans Triangle Strategy et Octopath Traveler II. Il y a une dizaine d’années, il avait aussi œuvré sur la traduction de Pokémon Versions Noire et Blanche.
Dire à quel point on a aimé la traduction d’un jeu vidéo, montrer des passages amusants sur les réseaux sociaux, remercier et féliciter « les traducteurs », sans aller donc plus loin, cela reste un début, mais l’idéal serait de pouvoir reconnaître ou citer des noms naturellement, comme on peut le faire pour des artistes très connus que l’on apprécie, et qui sont même mis en avant facilement par des éditeurs. Et cette étape, ce n’est pas non plus seulement aux joueurs de la franchir : il faudrait que ces noms soient beaucoup plus mis en avant, pour pouvoir mieux se rendre compte à quel point la localisation d’une œuvre résulte de longues heures de travail. Il serait particulièrement dommage d’ignorer à la fois cela ainsi que les personnes qui ont donné énormément de leur temps.
Des ressources pour en savoir plus sur les professions liées à la localisation :