En résumé
L'avis de Chozo
Plus qu'un narratif extrait du RPG sur table, Citizen Sleeper 2 prend son modèle, en garde l'essence principale, en étend l'expérience par tous les pores, et en fait même un jeu de survie qu'on n'a jamais eu l'occasion de vivre. Pas d'effets spéciaux, pas de grands moyens, pas de réalisation complexe : du texte, une ambiance, des dés. S'il fallait donner une illustration à la définition de la suite maîtrisée dans un dictionnaire, l'artwork de ce chef-d'œuvre en serait l'image parfaite. Sauf qu'en l'absence de localisation, la langue anglaise étant la seule à être proposée pour le moment, difficile de conseiller à tout le monde de vivre cette expérience, tant la lecture s'avère complexe pour les moins à l'aise. Plus difficile que le premier volet, ce titre est à tenter en connaissance de cause. Ce jeu est monumental, mais attendez-vous à souffrir.
Les plus
Les moins
par Chozo
le 3 février 2025 14:00
C’était l’une des sensations de 2022, en tout cas pour les joueurs friands de TTRPG sous forme d’expérience vidéoludique, Citizen Sleeper a fortement marqué l’année par son écriture ciselée, sa direction artistique et son gameplay narratif. Ce RPG spatial inédit a en effet transporté son public dans un univers complexe, riche en choix impactants, chargé en diverses émotions rarement ressenties sous cette forme. Après un tel succès, renforcé par trois DLC bienvenus et une VF greffée début 2024, la suite était naturellement envisageable. Cependant, aux dires de Gareth Damian Martin, développeur·euse solo du titre et cerveau derrière Jump Over the Age, une telle possibilité n’apparaissait pas tant évidente que cela. Et pourtant, voici Citizen Sleeper 2 : Starvard Vector, aux univers et mécaniques davantage enrichis, emballé dans un récit toujours aussi captivant. Un GOTY potentiel.
Test réalisé à partir d’un code fourni par l’éditeur.
Adepte des projets expérimentaux et du travail de recherche de nouveaux concepts, Gareth Damian Martin avait tant à explorer après ce premier gros succès personnel que le réflexe du deuxième épisode, repartant sur des bases connues, n’était en effet pas dans ses plans. Pour bien comprendre les facteurs l’ayant mené à se lancer quand bien même sur ce chemin tracé un tantinet « facile » dans le raisonnement, revenons un peu sur ce premier opus, les éléments qui en font une proposition unique en son genre, ainsi que sur les débuts de Jump Over the Age.
Citizen Sleeper est à première vue totalement différent du tout premier jeu du studio, In Other Waters, qui explorait les thématiques écologiques et l’impact humain sur la planète océanique Gliese 667 Cc. Ce titre, développé grâce au financement participatif et sur Unity en mode autodidacte, nous fait suivre la xénobiologiste Ellery Vas, employée d’une corporation minière interplanétaire nommée Baikal et partie à la recherche de sa collègue disparue dans cet écosystème marin. Le joueur ne l’incarne pas directement, mais plutôt l’intelligence artificielle intégrée dans son scaphandre, l’assistant dans son exploration et sa collecte d’échantillons de faune et de flore.
Le gameplay tourne autour d’une interface minimaliste concentrée sur les fonctionnalités du scaphandre, entre déplacements et récolte, tout en gardant un œil sur les jauges d’énergie et d’oxygène. Le joueur y reçoit par ailleurs les transmissions d’Ellery, sous la forme d’une interface textuelle simple. Charge à lui de répondre, machine oblige, de manière binaire par « oui » ou par « non ». Au-delà de son apparence reposante mettant l’emphase sur l’exploration, In Other Waters traite en filigrane des thématiques chères à la·le créateur·rice, que l’on retrouvera dans ses œuvres futures : la coexistence entre l’humain et d’autres formes de vie et les conséquences de l’hyper capitalisme interplanétaire.
Citizen Sleeper met en scène une station spatiale dans le système stellaire Helion, chapeautée par un syndicat et témoin de la chute d’un empire corporatiste autoritaire, devenue un refuge pour d’innombrables marginaux, idéalistes et autres têtes brûlées. Des années plus tard, cet ancien bastion matérialisant une once minimale d’espoir, nommé l’Œil d’Erlin, est éparpillé façon puzzle en factions se disputant son héritage, tandis que des organisations aux velléités plus sombres attendent leur moment dans l’ombre. C’est dans ce contexte, mêlé de délires de transhumanisme, que débarque le personnage incarné par le joueur, un « Dormeur » en fuite. Concrètement, il s’agit de la conscience d’un humain téléchargée dans un corps synthétique appartenant à la société Essen-Arp, qui cherche coûte que coûte à le récupérer.
Les cycles s’enchaînent vite, et même si la répétitivité du quotidien est une évidence, le jeu conserve un rythme engageant, notamment grâce à cette station toujours très intuitive à explorer le long de sa bonne dizaine d’heures pour conclure l’intrigue, ouverte sur sa fin et émotionnellement chargée. L’interface minimaliste y joue aussi beaucoup, tout comme les mécaniques de dés à première vue un peu abstraites et demandant une petite dose de patience, mais qui ajoutent ce sentiment de frustration tout à fait dans le ton de l’aventure. Cependant, si le titre met un point d’honneur à rendre la survie tendue, le stress n’est vraiment palpable que dans les premières heures. L’impact du corps en déclin s’efface en effet d’abord dès que le joueur rencontre Sabine, une pharmacienne, refilant le traitement au Sleeper, et ensuite par les multiples opportunités de gagner des crédits. Si cela n’est pas dérangeant plus que cela, on perd parfois en impact sur des décisions au prime abord difficiles à prendre.
Évidemment, Citizen Sleeper trouve son essence dans son écriture, mais surtout dans ses quêtes et ses personnages. Chaque mission a le potentiel d’emmener le joueur dans des directions totalement différentes, tout comme certaines opportunités peuvent se fermer si elles ne sont pas saisies à temps. La plupart des personnages sont absolument mémorables, dans leurs histoires comme dans leurs dilemmes, permettant de ressentir les grands enjeux sans ne jamais faire dans la surenchère, toujours autour des thématiques du capitalisme, de l’écologie, ou de la quête d’identité.
Le tout est enfin sublimé, malgré un projet aux ambitions mesurées, par les magnifiques illustrations de Guillaume « Blacky » Singelin au sommet de son art, dont on connait assurément le travail chez Ankama, sur ses BD PTSD et Frontier, ou sur d’autres jeux comme Gato Roboto ou, plus récemment, Gunbrella. La bande-son à tomber par terre d’Amos Roddy, déjà aux crédits de celle d’In Other Waters, achève l’excellente impression immersive, par la conception sonore et par la résonance émotionnelle de ses compositions, qu’on a déjà pu remarquer dans The Wild at Heart ou Cloud Gardens.
Pour permettre de saisir concrètement le passage entre le premier et le second jeu, Gareth Damian Martin a prévu une newsletter officielle qui permet de retrouver les Helion Dispatches, une série de récits épisodiques qui raccroche les wagons. Ce premier opus, une réussite totale, demeurant cependant modeste en termes d’échelle et de systèmes, pouvait laisser aisément la place à une expansion. Tirant ses inspirations des séries de science-fiction, et notamment Cowboy Bebop et Farscape, Gareth Damian Martin recherchait une opportunité pour raconter une histoire d’équipage, un genre qu’iel estimait sous-représenté dans les jeux vidéo. S’iel a exploré d’autres possibilités, c’est en approfondissant l’univers de Citizen Sleeper qu’iel a trouvé l’occasion de parvenir à ses fins.
Un des premiers défis majeurs dans la création d’un deuxième volet était de le rendre accessible aux nouveaux joueurs. Citizen Sleeper 2 : Starvard Vector propose ainsi un saut dans le temps, permettant à la fois de poursuivre l’histoire pour les fans de la première heure et d’offrir un point d’entrée pour les novices. L’idée est de trouver un équilibre entre continuité et nouveauté, en mélangeant les éléments existants tout en incitant le joueur à reconstituer les trous dans le récit.
Par ailleurs, les mécaniques RPG, notamment avec le système de classes, les missions et les dés aux possibilités étendues, sont ici davantage renforcées, toujours dans la continuité d’un système sorti des jeux de rôle sur table. L’influence majeure sur cette séquelle se trouve dans Blades in the Dark, un TTRPG qui raconte l’histoire d’une équipe de crapules en quête de fortune dans les rues hantées d’une ville industrielle fantastique, lui-même fortement inspiré par Mass Effect 2 pour sa construction narrative et thématique. En clair, pour Gareth Damian Martin, Citizen Sleeper 2 est sa version personnalisée de la série Mass Effect, qui se concentre plutôt sur la survie en marge d’une société interstellaire que sur la sauvegarde de la galaxie. La·le développeur·euse garde de Blades in the Dark le système de « push » (poussée), permettant au joueur d’accumuler du stress pour relancer les dés ou obtenir des bonus.
En effet, si le stress était déjà une composante émotionnelle dans le premier jeu, il devient une mécanique clé dans sa suite. Le but est ici de diversifier les défis narratifs, car cette utilisation du stress offre une alternative abstraite aux points de vie. On peut donc stresser à fond lors de braquages ou de négociations musclées, ou même lorsqu’on est chargé de surveiller un gamin, le tout renforçant les possibilités narratives. Le stress a aussi des implications dans les relations, le fonctionnement de l’équipage et même l’état général du vaisseau. Ainsi, le fait de gérer intelligemment les barres de stress devient central dans le gameplay, renforçant l’immersion et les dilemmes moraux.
Contrairement à l’Œil d’Erlin, la mégastructure urbaine du premier jeu, Citizen Sleeper 2 offre un univers plus vaste encore dans la Ceinture Astrale, une autre partie du système Helion, composée de diverses stations davantage dispersées. La maison du protagoniste qu’on choisit entre trois classes aux caractéristiques propres sera le Rig, un vaisseau chipé qu’il sera possible de faire évoluer au fil de l’aventure, ce qui permet de le rendre progressivement plus familier et chargé en souvenirs à mesure que l’équipage grandit. Car oui, il va falloir se créer un équipage.
Globalement, et même si les thèmes chers à Gareth Damian Martin sont toujours là, ces petites subtilités reflètent d’autres questionnements, notamment autour de la communauté, du sentiment d’appartenance à un groupe, explorés sous une forme inédite dans ce second épisode. Second, oui, car aux dires de la·le créateur·rice, la série de jeux vidéo de cette licence prend cette fois vraiment fin. Mais l’univers pourra potentiellement s’étendre dans le jeu de plateau en projet depuis un bon moment, permettant de fournir aux joueurs les outils pour raconter leurs propres histoires dans cet univers.
Citizen Sleeper 2 propose donc à nouveau d’incarner le Dormeur défectueux, en fuite, amnésique et recherché, dans un vaisseau lui aussi en piteux état. Il est en effet parvenu à échapper à Laine, chef de gang local, lors d’une tentative désespérée pour quitter une vie de servitude dans le Rig, et atteint la Ceinture Astrale. Le système Hélion est en pleine crise, puisque deux firmes majeures se livrent ce qui ressemble à une vendetta atteignant même ses confins, des groupes de réfugiés, des épaves de vaisseaux et d’étranges technologies s’échouent et s’entrechoquent aux abords de cette ceinture. Criblé de dettes, sa conscience clonée et placée dans ce corps artificiel pendant que son vrai corps est cryogénisé, ce Dormeur est motivé par sa volonté de quitter sa condition d’esclave, et doit s’éloigner le plus possible de son chasseur en compagnie de son nouveau pote, Serafin. On démarre donc dans une situation d’urgence, le principal sentiment qui sera présent durant toute l’aventure.
Le jeu reprend ici grandement les éléments qui ont fait toute l’essence-même du premier opus, tout en y appliquant une mise à l’échelle bien plus vaste, sans que cela n’impacte négativement le pan narratif de l’œuvre. Et c’est ce qu’on peut appeler une narration de haute volée. Gareth Damian Martin sublime chaque élément de son histoire, dialogue, description, enjeu, avec ce style captivant de bout en bout, facilitant l’impact émotionnel ressenti dès les premières lignes. Dans son traitement du déterminisme, et même de l’existentialisme, l’auteur·ice livre une œuvre encore largement plus riche et plus intense que son modèle, tout en se permettant de renforcer les conséquences des décisions prises et les enchevêtrements de trames.
Malheureusement, comme dans le début de vie du premier épisode, il va falloir s’armer d’une solide maîtrise de la langue de Robert Smith, sous une forme plutôt soutenue et complexe, surtout qu’avec ses envies de grandeur, Gareth Damian Martin nous livre une aventure facilement deux fois plus longue que la précédente. À ses dires sur les réseaux sociaux, la localisation est bien prévue, moyennant une attente de plusieurs mois.
Cette suite récupère également, comme évoqué plus haut, le gameplay basé sur le lancer de dés, remarquablement intégré au jeu et générant bien plus de tension cette fois, notamment avec ce facteur stress renforcé. Caque cycle octroie au joueur cinq dés présélectionnés, correspondant aux actions à entreprendre pour le Dormeur. Chaque dé possède sa propre valeur, charge au joueur de décider, si pour une action risquée, il vaut mieux tenter un dé de faible niveau, ou faire le pari de sacrifier un dé important qui pourrait avoir un impact bien supérieur plus tard dans la journée.
C’est là que le stress entre dans la danse, l’une des grandes évolutions du concept par rapport Citizen Sleeper premier du nom, venant complexifier le gameplay en remplaçant les jauges d’endurance et de faim déjà connues. Cette fois, tout échec augmente d’autant une jauge de stress et entraîne par conséquent la détérioration de la valeur des dés, qui possèdent trois points de vie, autre élément inédit de cette suite. Si détérioration il y a, les options à disposition se voient limitées et sont susceptibles de provoquer une suite d’échecs encore plus impactants. Il est évidemment possible de réparer ces dés, mais au lourd prix de ressources, engendrant une spirale de dépendance qui fragilise l’équilibre entre survie, exploration, prise de risque et gestion de ressources, à la tension jamais aussi palpable.
Se dégage ainsi, comme déjà évoqué, un sentiment d’urgence permanent, encore appuyé par la manière dont le titre gère son temps, avec l’autre nouveauté, le compteur de Chasse. Poursuivi dès le départ par Laine, son ennemi tout tracé, le Dormeur voit son compteur de chasse augmenter inlassablement à chaque cycle passé dans une même zone. Si ce compteur atteint son maximum, Laine rattrape sa proie et les événements prennent une tournure que personne n’a envie de connaître. Source de pression encore rajoutée au reste, cette mécanique pose tout son poids sur les décisions à prendre, notamment sur le rapport bénéfice/temps qu’une action va nécessiter. Seule solution pour faire descendre ce compteur, la bougeotte entre les différentes stations, bridée cependant par les ressources en carburant dont le besoin se ressent constamment. C’est aussi de cette manière-là que le jeu pousse à l’exploration dans la mesure du possible en termes de ressources, un autre des principaux pans de cette nouvelle histoire.
Encore une nouveauté, les contrats, qui permettent au Dormeur de se déplacer de station en station et de remplir des quêtes annexes auprès d’innombrables personnages, proposant de se rendre sur des points d’intérêts particuliers pour y récupérer diverses ressources. Le tout est évidemment régi par les capacités en carburant et en nourriture pour en autoriser l’exploration. L’équipage qui accompagne le Dormeur, composé de personnages sélectionnés en fonction de leurs compétences, octroie deux dés supplémentaires par participant, un avantage non négligeable pour réussir ces missions et obtenir les récompenses, soit sous forme de Cryos, la monnaie locale, soit de matériaux utiles.
Mais attention, la subtilité non anticipée vient encore une fois des dés, dont certains ne correspondent concrètement à aucune valeur entre 1 et six, mais à un pourcentage de réussite plus aléatoire, dans un ratio de 80 % d’échec pour 20 % de gagne. Là encore, le dilemme entre sécurité et sacrifice se retrouve, aussi parce qu’il est possible d’échapper à ces dés particuliers, mais moyennant une somme d’argent qui pourrait servir à bien d’autres choses, surtout que l’horloge continue de tourner fatalement.
Si graphiquement on est largement en terrain connu en termes de design et de direction artistique, et si Amos Roddy avait déjà fait des merveilles précédemment pour Jump Over the Age, sa musique sur Citizen Sleeper 2 ne saurait mieux habiller cette poursuite narrative constante. Plus contemplatif dans son ton, le premier opus était accompagné d’une bande-son davantage nébuleuse, alors que cette suite se doit de quitter le style ambiant pour une touche électro plus rythmée et mélodique. Cette composition transcrit l’immensité de la Ceinture Astrale explorée, ainsi que sa diversité, mais essentiellement cette urgence permanente venant refaçonner totalement le mood de cette nouvelle aventure. Mettez cette bande-son dans votre playlist, vous ne le regretterez pas, c’est peut-être déjà le plus gros banger de l’année, tout comme ce jeu en fait.