En résumé
L'avis de Chozo
Pour celles et ceux s'étant plongé à corps perdu dans cette aventure, il y aura un avant et un après Lorelei and the Laser Eyes, comme si notre cervelle avait été sous emprise, menant quasiment à l'obsession. On se surprend, pendant une activité anodine de la journée, à concentrer nos compétences cognitives, à parler dans nos têtes d'alphabet grec, d'astrologie, des années 1847, 2014 ou 1962, avec une sorte de troisième œil qui viendrait se greffer. Comme un buffet à volonté d'énigmes, où l'on choisit celles à attaquer avant d'autres, Lorelei pousse sans arrêt à fouiller et trouver un sens, un lien, une relation de cause à effet qui permettent à terme d'ouvrir telle serrure, ou de débloquer telle bibliothèque menant à une nouvelle pièce de l'hôtel. Lorsqu'un jeu du même genre garde une certaine continuité dans les méandres de ses épreuves, comme un Return to the Obra Dinn ou, plus récent, un Botany Manor, Lorelei prend le contre-pied, stoppe net les codes, symboles et mécanismes pour changer de radicalement de paradigme et nous plonger dans de réels labyrinthes sous différentes formes, où la mise en abyme tourne à plein régime. Lorelei, comme son modèle cinématographique, est enfin une affirmation du refus. Refus d'une histoire chronologique et à enjeux clairs, refus d'une mise en scène continuellement similaire, refus d'un gameplay complexe, refus de proposer des énigmes cryptiques, refus de permettre de sauter les étapes pour le joueur. En parallèle, s'il s'agit d'un monde ouvert qui peut être pris par des bouts différents par chacun, le titre a l'intelligence de se limiter à un petit univers, concentré sur cet hôtel, dont on finit par connaître les moindres recoins et à tellement s'y attacher, plus encore qu'aux personnages et leurs lubies artistiques bien creepy. On veut y retourner, à cette année dernière...
Les plus
Les moins
par Chozo
le 24 juin 2024 21:00
Simon Flesser et Magnus « Gordon » Gardebäck, prendre « sim » et « go », les lier avec le terme suédois « och », qui signifie littéralement « et », éviter « Simochgo » en réduisant légèrement les syllabes, et on obtient le studio créé à Malmö qui explose en notoriété ces dernières semaines. Comment ? Avec une sorte d’escape game à l’ambiance dérangeante, noyée dans une mise en scène proche des premiers épisodes de la saga Resident Evil, mais en noir et blanc, avec d’infimes touches de rouge vif. Enfin, c’est ce que les tous premiers trailers laissaient à penser, avec cette impression pour certains de la recherche de la surenchère qui allait forcément se casser la gueule, après le pari en mode quinte flush Sayonara Wild Arts. Non, c’est sûr, ils ne nous referont pas le coup, on les attend au tournant ces mangeurs de Krisprolls, ça a beau être nébuleux et stylisé leur truc, l’effet de surprise, c’est terminé ! Ha ! Hahahahahaha ! Ha… Haha… Ha… François de Neufchâteau le disait : « La surprise est toujours l’effet de l’ignorance », et niveau ignorance, avant la parution de Lorelei and the Laser Eyes, on se posait là .
Un coup de maître en termes de communication, et ce, dès la toute première présentation du Nintendo Direct Mini : Partner Showcase de juin 2022. Celui-ci montrait un bout de jouabilité, tandis que les démonstrations suivantes, le showcase d’Annapurna Interactive qui ne présentait aucun gameplay, ou le trailer de l’Indie World de Nintendo en 2024, qui ne se concentrait que sur la diversité de l’expérience, faisaient perdre le fil. Le puzzle avait déjà commencé. On ne trouvait que de faméliques informations sur le blog officiel de l’équipe de développement, si ce n’est l’évocation d’un scénario tournant autour d’un labyrinthe de tromperies, d’une mystérieuse affaire de meurtre et d’un palais de souvenirs, dans un cadre prenant vraisemblablement la forme d’un vieux manoir baroque, voire un hôtel ou un musée, quelque part en Europe centrale. Une femme qui erre à la recherche de réponses, trois personnages sans que l’on sache leur identité : un auteur international qui serait à la recherche d’on ne sait quoi, une artiste aristocrate assassinée et un mystérieux illusionniste vagabond que personne ne connaît. On se demande vite si les chiffres, motifs et énigmes mentionnés font partie d’un jeu macabre, d’un complot ou d’une simple chasse au trésor.
On n’est pas rendu avec ça, surtout après la mise en ligne de Through The Laser Eyes le 23 mai, soit quelques jours après la publication du jeu, où l’équipe répond assez étrangement aux questions posées. Ah oui, rappel important. Un bloc-notes, un crayon, de la concentration. C’est indispensable ici.
Afin de convenablement saisir les tenants et aboutissants de ce machin alambiqué, il va falloir se taper un peu d’histoire, et donc, bienvenue dans cette fresque temporelle d’un studio qui sait réadapter des concepts simples et les fusionner, pour en enfanter une histoire aussi cinématographique que cérébrale. Fondé en 2010 par les deux compères susvisés, respectivement responsable visuel et design et responsable technique dans un minuscule bureau délabré près de la gare de Malmö, Simogo se lance avant tout sur des titres parus sur hardware Apple. Première production, Kosmo Spin, petit jeu d’action jouable au tactile, propose de sauver une miniplanète de l’envahisseur extraterrestre. L’idée est de tourner et de retourner le globe afin de s’adapter aux multiples attaques, sur un mécanisme d’énigmes très rapides sollicitant logique et réactivité.
2011 voit paraître Bumpy Road, expérience plus narrative et émotionnelle, reposant toujours sur un gameplay tactile, permettant de modifier le sol et de pousser les personnages, mais qui porte plus d’attention sur son récit de vie de famille et sur sa quête de souvenirs. L’équipe lance ensuite en 2012 Beat Sneak Bandit, jeu basé sur le rythme aux niveaux énigmatiques, où il s’agit d’observer, d’écouter et de mémoriser les schémas rythmiques, pour se faufiler furtivement, à l’abri des patrouilles, lumières, caméras de sécurité ou pièges dissimulés dans chaque tableau.
Formellement jusque-là , Simogo n’est représenté que par ses deux fondateurs, mais ils ont pour la suite toujours fait appel aux mêmes personnes : Magnus Jensen (programmeur), Jonas Tarestad (histoire/narration), Daniel Olsén (musique/son ), Jonathan Eng (musique), Linnea Olsson (chant/musique), Ã…sa Wallander (concept art 2D/conception graphique/gestion de projet), Johanna Meijer (illustrations) et Carl Karjalainen (concept art/modélisation de personnages/animation).
La team réalise le plus ambitieux Year Walk en 2013, qui est la première incursion consoles/PC de Simogo. On passe ici à un jeu d’aventure en vue à la première personne, qui brouille volontairement les frontières entre deux et trois dimensions et entre la réalité et le surnaturel. Le titre consiste à résoudre des énigmes permettant de faire la lumière sur des évènements survenus lors d’une obscure veillée de Nouvel An, dans la Suède du XIXe siècle.
Pour célébrer la sortie du jeu sur Wii U, Jonas Tarestad a produit un recueil de nouvelles et de contes populaires, inspirés par le folklore Suédois et par l’ouvrage Der Struwwelpeter (Pierre l’Ebouriffé) de l’Allemand Heinrich Hoffmann, qui proposait une suite d’histoires humoristiques cachant des leçons de morale pour les enfants. Ce livre numérique, intitulé Year Walk Bedtime Stories for Awful Children (Year Walk Contes du Soir pour Vilains Enfants, disponible intégralement en français ici), accumule les histoires conçues pour hanter les enfants et leurs parents, en revisitant toutes les créatures de Year Walk avec des illustrations de Johanna Meijer.
Cassant la continuité de ce premier vrai succès commercial, et avant d’enchaîner avec un d’autres titres plus lourds, Simogo revient vite fait sur deux petits digestifs dans leur apparence, et d’abord en 2013 avec Device 6. Il ne paie pas de mine comme ça, mais il joue subtilement avec les conventions des jeux d’énigme classiques, mais aussi avec la littérature, mélangeant puzzle et roman numérique. Le jeu propose d’incarner Anna, qui se réveille à moitié amnésique dans un château situé sur une île perdue et se retrouve soumise à des tests imposés par un mystérieux homme coiffé d’un chapeau melon. Le gameplay se repose entre autres sur la perspective, au travers de photos en 3D.
The Sailor’s Dream arrive en 2014 et dévoile la logique de production du studio, qui fonctionne vraisemblablement en triptyques. Kosmo Spin, Bumpy Road et Beat Sneak Bandit, puis Year Walk, Device 6 et The Saylor’s Dream, voici deux séries de titres aux mécaniques et tons complémentaires, où le dernier épisode est considéré comme le point culminant des idées et des concepts rassemblés au cours des deux réalisations précédentes, tout en explorant davantage la façon de raconter et de renouveler leurs récits. Ouais, les énigmes, la logique, les révélations, on les trouve même au sein des intentions de production.
The Sailor’s Dream, inspiré d’une chanson de Jonathan Eng transmise à Simon Flesser des années auparavant, représente une approche plus chill que d’habitude, où le joueur doit explorer un océan de souvenirs, matérialisés littéralement par un océan, visiter des îles de rêve oubliées et en déduire une scénarisation. Le jeu ne propose pas d’énigmes traditionnelles, chaque souvenir comporte des éléments d’observation donnés de différentes manières, à travers des chansons, des transmissions radio, des histoires écrites et des dessins. La déduction dépend de l’attention portée à tous ces éléments et à leur place dans la temporalité du réel, comme du surnaturel.
C’est là que l’on passe supposément au dernier triptyque en date, avec en 2015 le très monochrome SPL-T. Sous ses airs de Sodoku x Nonogram, ce petit titre élaboré en cinq semaines pendant que l’équipe explorait les idées pour Sayonara Wild Hearts, résulte de croquis d’un carnet de Simon Flesser. Il peut être décrit comme un jeu de gribouillage divisant une page en lignes et colonnes, créant de nouvelles zones jusqu’à ce que la page entière soit totalement remplie. Littéralement, c’est un Doodle. Un simple foutu Doodle, zen, sans tutoriel, mais avec quelques règles préétablies, proposant une expérience strictement JV/casse-tête avec des systèmes et des règles suffisamment approfondis pour être un tant soit peu surprenants, et nécessitant un certain temps d’expérimentation et d’essais de la part du joueur. Petite originalité via le travail sonore, tout l’audio, y compris la musique, est créé avec le même son, diffusé à des fréquences différentes. La plupart des musiques sont des airs revisités d’anciens jeux Simogo. La musique des meilleurs scores vient de Kosmo Spin, tandis que d’autres proviennent de Bumpy Road. Même la musique de l’écran titre est une chanson revisitée, initialement écrite pour Bumpy Road, mais jamais utilisée.
2019, la consécration, avec Sayonara Wild Hearts, jusque-là le plus gros succès du studio. Toute l’équipe est là pour soutenir la production de cette Å“uvre conçue comme un album de pop dont la thématique traite des cinq étapes du deuil, autour de l’histoire d’une jeune femme au cÅ“ur brisé, qui perturbe l’équilibre de son propre univers et de son imaginaire. Outre la symbolique du tarot, très présente, la structure du jeu se repose sur cinq arcs reprenant les différentes étapes, sous un rythme effréné et über coloré qui amène à affronter la Mort et ses alliés maudits, Dancing Devils, Howling Moons, Stereo Lovers et Hermit 64. S’il ne s’agit pas d’un jeu de rythme à proprement parler, le gameplay suit tout de même les flux et reflux de chaque piste, où il s’agit de récupérer un maximum de collectibles, tout en évitant les obstacles et les ennemis, soit en dirigeant le personnage, soit sur des mécaniques de QTE. Sayonara Wild Hearts est aussi une soupe de références issues de la pop culture, visuellement surtout de la sous-culture des « teddygirls », mais aussi de multiples influences d’OutRun, Rez, WarioWare, F-Zero, Space Harrier, Ouendan, en passant par Blümchen, Sia, Carly Rae Jepsen, ou encore Sailor Moon ou Tron. Rien que ça.
Outre la symbolique visuelle, le jeu joue énormément sur la narration musicale tout au long de son aventure. En effet, d’une part, la voix des chants se fait plus ou moins audible en fonction de l’état d’esprit du personnage, allant de simples complaintes à de vrais chants intelligibles, en passant par des onomatopées, et évolue d’accompagnant musical à une vraie voix de tête. D’autre part, les niveaux « tunnels » entre les arcs sont tous configurés sur le rythme cardiaque et commencent par une suite différente d’arpèges au style Magical Girl introduisant leur traversée. Mais surtout, l’Å“uvre joue avec le principe de la cadence parfaite, chère à l’écriture musicale pop. Si la musique mainstream propose des conclusions de phares musicales composées d’enchainement d’accords évidents et satisfaisants à l’oreille (ce passage très classique du cinquième au premier degré), sur certains niveaux spécifiques, cette règle n’est volontairement pas respectée pour illustrer certains mood, notamment dans le contexte de la dépression. Bref, ce truc est un chef-d’Å“uvre, et difficile d’imaginer une nouvelle expérience au moins aussi marquante.
Évidemment, on le voit arriver de loin. Eh bien, tout ce qui est noté précédemment est soigneusement passé au shaker, ponctionné des grumeaux et servi en tant que parfaite description de ce qu’est le sel de Lorelei and the Laser Eyes. Le gros point commun à tous ces jeux, que l’on retrouve assurément encore une fois ici, est l’attention apportée à la simplicité et à l’accessibilité du gameplay. Une direction au stick ou à la croix et un bouton max. Oui, un seul, qui permet de lancer les interactions comme d’accéder au menu du jeu. Exit la folie néon colorée de Sayonara, qui avait fini par fatiguer même son cocréateur, on passe au noir et blanc, à la mise en scène cinématographique et à un rythme bien plus lent et contemplatif.
Lors des semaines d’élaboration initiale du projet Lorelei, Simon Flesser s’était lancé dans les premiers Resident Evil. La comparaison avec la saga de Capcom est naturelle, les caméras évidemment, dont le cadrage est à 80 % du temps fixe, orienté nord et renforçant l’effet de solitude. On retrouve aussi des signes de littérature postmoderne, Paul Auster et surtout John Flowers avec The Magus, en reprenant le principe de l’exploration des concepts narratifs, des histoires gigognes, du sentiment des personnages sous forme de concepts. Mais LA grosse influence réside dans le grand et petit écran, Le Cabinet du Docteur Cagliari, Twin Peaks et, au-delà de tout, dans le cinéma de la Nouvelle Vague dont la fascination assumée de Simon Flesser pour Alain Resnais et L’Année dernière à Marienbad transpire par tous les pores.
Le pitch du film ne laisse aucun doute : dans un grand hôtel de luxe, un homme tente de convaincre une femme qu’ils ont eu une liaison l’année précédente, qu’il lui a laissé un an de réflexion et qu’il est maintenant temps pour elle de partir avec lui. La jeune femme affirme n’en avoir aucun souvenir, il va tenter de la convaincre, tout en affrontant un autre personnage mystérieux dans une partie de jeu d’allumettes qu’il perd systématiquement. Resnais, adapte ici une proposition de scénario d’Alain Robbe-Grillet et met en scène un leitmotiv philosophique : quelle est l’objectivité de la réalité ? Et quand la mémoire fait défaut, comment attester de la réalité de l’expérience vécue ?
Mais la référence va plus loin encore, puisque Lorelei retranscrit même les conditions de production du film d’Alain Resnais. Le tournage entre la France à Courbevoie et l’Allemagne à Munich, se déroule dans des températures glaciales en Bavière, dont les décors réels des châteaux de Nymphenburg et de Schleissheim créaient une atmosphère de peur auprès de l’équipe selon les dires du réalisateur, sur fond de rumeurs de forces obscures dirigeant le jeu et la mise en scène. Le mystère autour du film et de sa finalité reste total, on peut trouver facilement un making-of montrant une équipe à des années-lumière de savoir à quoi ce film ressemblera, comme une expérience dans l’inconnu total. Resnais exploite au max l’étrangeté de ses cadrages en cinémascope bricolé en fabriquant des lentilles coupées et disposées devant la caméra, pour choper le point simultanément du premier plan et du fond, en les séparant de zones de flou éparses.
Dénué d’intrigue principale, le film illustre divers partis pris quant à la narration classique, les décors stylisés, la chronologie éclatée et la discontinuité renforcée par un montage parsemé de faux raccords volontaires où, pour une même séquence, différents décors les habillent. Le tout exploite ce sentiment d’étrangeté peu rassurante, un film puzzle, une mise en abyme, entre rêve et cauchemar. Le pont avec Lorelei se révèle, avec le prolongement de l’idée d’imaginer une suite de tests de logique et d’observation, laissant le joueur deviner qui est qui, la temporalité du jeu, pour lequel les programmeurs ont eu pratiquement carte blanche sur la création des énigmes. Mais nous restons ici sur des épreuves plutôt simples dans leur principe, basées sur des concepts éthérés, autour d’un gameplay lui aussi très accessible et cette impression de finalement participer à rien d’autre qu’un escape game géant, bien qu’un peu inquiétant.
La conception globale des énigmes est partie d’un accord mutuel : chaque joueur doit avoir sa propre expérience, avec une progression totalement ouverte dans cet hôtel labyrinthique et des énigmes aux éléments aléatoires modifiés à chaque début de partie. Conséquence simple, les soluces ne servent à rien si on se contente de chercher en mode bas du front la réponse en fin de paragraphe. On peut y trouver la logique de la réflexion, mais charge au joueur de se creuser un minimum la tête en toute circonstance. Dans sa structure générale, Metroid, Zelda Link’s Awakening ou évidemment Resident Evil sont des références certaines, sur le principe de zones se débloquant progressivement, simultanément avec l’évolution de la compréhension du monde et de ses interconnexions. Et toute la complexité réside dans cette logique, jamais autour de la dextérité. On reste donc sur l’idée d’un jeu accessible à tous, même à une seule main, avec toujours un seul bouton utilisable en plus des directions. Mine de rien, cette volonté impose un défi supplémentaire pour le développement, puisque l’équipe se doit de réfléchir à des mécaniques résumées à un concept simple à un bouton.
En outre, cette orientation vers un gameplay très simple permet aussi de remettre en question les normes de contrôles établies en explorant d’autres possibilités. La team appelle cette logique « la conception toujours en avant », signifiant que le joueur ne peut jamais annuler ou revenir en arrière, ni sauter les étapes, en empruntant le même chemin pour entrer et sortir avec des interactions toutes gérées de manière égale, même lorsqu’il s’agit systématiquement de passer par toutes les pages des menus de souvenirs pour refermer la fenêtre. L’idée du joueur qui s’engage dans son choix, d’une expérience délibérément orientée vers la décision prise, est éminemment mise en avant par cette contrainte, sur le principe unilatéral d’égalité pour tous durant la totalité de l’aventure Lorelei and the Laser Eyes.
Les influences sont là , on lance la narration, sans aucunement spoiler, ça va être bref. Une femme est invitée par un créateur excentrique pour participer à un projet artistique dans un vieil hôtel perdu en Europe centrale, plutôt du côté de la Suisse allemande. Elle est soigneusement habillée, sort de sa voiture en ayant pris le soin de regarder dans sa boîte à gants pour y trouver le manuel du jeu. Mise en abyme, ça vous dit quelque chose ? La femme erre d’abord dans une forêt et trouve une roulotte, puis un mausolée, (ou l’inverse, l’ordre peut différer en fonction de chaque utilisateur), poursuit son avancée et rejoint ce fameux hôtel Letztes Jahr (le clin d’Å“il est limite insultant), gardé par un labrador à caresser. Elle se retrouve rapidement prise dans une spirale entre réalité et illusion artistique, aux mystères non linéaires, une expérience constituée d’énormément d’énigmes révélant une énigme globale encore plus mystérieuse, entre expositions d’art, problèmes mathématiques ou épreuves jouant sur la perspective. On y trouve un lieu façonné autant par sa propre architecture que par la psychologie des personnages, habillé de surréalisme.
Dans un souci d’immersion totale, le jeu est de plus parsemé d’éléments optionnels du genre collectibles, mini-jeux et histoires connexes. Les easter eggs retrospectifs arrivent dans tous les sens, notamment vis-à -vis des précédents jeux du studio. Resnais est, lui aussi, partout, avec même des mini-jeux rappelant fortement Nim, ce jeu d’allumettes auquel s’adonne le second protagoniste du long métrage. On peut y percevoir une sorte de scrapbooking de styles, d’idées et d’inspirations divers, un peu comme lorsqu’on fouille dans nos souvenirs, qui s’imposent et s’échappent de manière imprévisible selon les dynamiques interpersonnelles.
S’il reprend le rendu noir et blanc des films dont il s’inspire, Lorelei and the Laser Eyes propose également des teintes contrastées issues de l’effet « laser », rose ou rouge, autour de personnages proches du low poly et des décors aux textures ombragées, donnant cette impression saisissante de collages fourre-tout à la frontière entre monde réel et esthétique presque informatisée, aux effets bizarres et fracturés. Le tout est très inspiré des visites pré-développement de l’équipe, entre autres du Palaldium de Malmö et du Kronovalls Slott, un château situé à Tomelilla, en Suède, datant du XVIIe siècle. Le marquage du contraste entre ce noir et blanc et ces touches de rouge permet souvent d’orienter le joueur, que ce soit dans la direction à prendre ou pour signaler des informations à retenir obligatoirement.
L’ensemble se doit avant tout d’être extrêmement lisible et facile à saisir, et les efforts se ressentent, ne serait-ce que pour le travail abattu auprès des polices de caractère sur les nombreux documents dénichés. Le même constat peut être fait sur « les jeux dans le jeu », aux graphismes allant du méga rétro au style survival horror de l’ère PlayStation One. Oui, il y a ça dedans aussi. Il va cependant falloir lire, et énormément, vous êtes prévenus, un peu comme pour cet article. Mais tout grattage de tête est récompensé par de multiples épiphanies tellement satisfaisantes lorsqu’elles surviennent, comme ça, en pleine réunion au boulot. Et c’est là que tout le monde demande pourquoi vous avez la banane alors que le N+2 annonce encore une coupe budgétaire dans votre division…
La thématique du souvenir est bien entendu centrale dans l’aventure, dans le sens où on y retrouve un propos métatextuel. Le passé émerge sous différentes formes, artistique, informatique ou simplement imaginaire, revenant de manière récurrente sur une suite d’années pendant l’intégralité de la partie, au point où la diégèse emporte le joueur dans ses propres souvenirs :
« Ah merde, ça, je l’ai vu ailleurs, mais où ? Ah oui, c’était sur la porte, mais je n’ai pas la clé… Attends, c’est du grec ? Oh non, je suis nul en maths… Mais ça ressemble à une autre énigme d’une autre porte. Bon je reviens voir la vieille… AHHH c’est quoi ça, pourquoi il me poursuit ? »
C’est le genre d’introspection et de réflexion permanentes, prouvant que le divertissement proposé devient pendant quelque temps la propre réalité de tous ceux qui se plongent tête la première dans le jeu et son univers. Celui-ci est façonné au sein d’un manoir qui n’est finalement qu’une énorme boîte à puzzle aux énigmes non linéaires, permettant de passer à autre chose lorsque le joueur est bloqué sur une épreuve un peu plus retorse.
La diversité des énigmes et les interactions uniques à découvrir ouvre l’expérience même à des personnes peu ou pas initiées aux jeux vidéo, qui, elles aussi, sont capables de résoudre le grand mystère. L’implication du joueur va jusqu’au choix des collectibles à récupérer. Le 100% est, semble-t-il inatteignable, et le manuel du jeu le dit lui-même. Les dollars ramassés servant de monnaie d’échange doivent être utilisés avec prudence, il n’y en a manifestement pas assez pour tout acquérir. Ici aussi, le choix est sans retour possible, mais pas de panique, nul besoin de chercher la complétion pour finir proprement le jeu. Celui-ci peut offrir le générique de fin dès les environs des 75 % de l’univers découvert.
Si son rôle est primordial, comme pour les autres productions du studio, la musique est ici utilisée un peu différemment. Totalement diégétique, la grande masse des sons provient des tourne-disques que le joueur va lui-même mettre en branle, libre à lui de les lancer, si cela ne le dérange pas pour résoudre les énigmes. C’est aussi une technique pour aider à se localiser avec un morceau reconnaissable en fonction du lieu. Le jeu n’est cependant jamais complètement silencieux, des sortes de « sous-pistes » très ambiantes traversent les pièces, comme un courant d’air sur un lieu entièrement ouvert.
Nous sommes devant une bande-son plus complexe et contemplative que ce qui était proposé dans Sayonara Wild Hearts. Comme pour ce dernier, les premières pistes étaient composées à la guitare par Jonhatan Eng, pour ensuite être réarrangées par Daniel Olsen et Linnéa Olsson. Mais ici, le focus est mis sur le piano avec une forte présence à la fois de Debussy et Satie. Quelques arrangements vocaux, une dose de violoncelle, d’instruments classiques et c’est envoyé, avec en bonus Laser Eyes et Radio Waves, deux morceaux fabuleux, plus électro pop et chantés et plus proches de ce que l’on retrouvait chez Sayonara. On y trouve, par ailleurs, un peu de musique de chambre, très cinématographique et même un peu de bossa nova. Complexe, oui, mais toujours accessible, la bande-originale assoit cette ambiance inquiétante, qui lorgne vers le magistral, surtout quand il s’agit d’habiller la visite d’une pièce nouvellement découverte, ou d’accompagner une cinématique d’images figées renforçant encore la plongée dans le mystérieux délire artistique de l’hôte.
Un mot plus terre-à -terre sur la technique, irréprochable sur Switch en 60 fps. Peu de surprise, étant donné que la version Switch est bien la lead version pour Simogo, avant son adaptation sur Steam. Pas de tactile proposé, mais nous sommes dans la logique jusqu’au-boutiste et sans concession des développeurs, une absence de feature qui se comprend aisément si on prend en considération « la conception toujours en avant ». Pour un jeu essentiellement forgé autour de la lecture et de la perspective sur de multiples supports, la lisibilité est indispensable pendant la grosse vingtaine d’heure nécessaire. Aucun problème sur Switch, sur TV comme en mode portable, toutes les écritures et les détails sont parfaitement perceptibles. En cas de besoin d’éléments de confort, la transcription audio est disponible dans les options.